La Belle Équipe
Petit catalogue de procédés d’intrigue par Olivier Levallois (n°6)
Technique n° 6 : L’impasse mexicaine
L’impasse mexicaine désigne une situation où au moins deux individus, qui se menacent mutuellement, ont rationnellement tout intérêt à maintenir le statu quo, plutôt que de tenter une action qui risquerait d’aggraver la situation.

Pourquoi mexicaine ? L’origine de l’expression reste obscure. Certaines sources la feraient remonter au règlement de la guerre qui opposa les États-Unis au Mexique de 1846 à 1848. Les conditions du traité de paix de Guadalupe Hidalgo du 2 février 1848, illustrent assez bien cette idée de statu quo, ou de match nul, que l’on retrouve dans le sens d’une impasse mexicaine. Il était alors plus dangereux pour les Etats-Unis d'annexer tout le Mexique et de s'enliser dans une guérilla que de reculer. Et il était plus avantageux pour le Mexique de céder la moitié de son territoire et sa population que de tout perdre. Caramba !
Une autre histoire relie l’expression à la fin du 19ème siècle, lorsque le gouvernement canadien décrivait l’instabilité du Mexique, et les conflits entre les différentes et nombreuses factions s’affrontant, qui allait mener inexorablement à une révolution sanglante.
L’histoire est le terrain régulier de telles impasses. Lors de la crise des missiles de Cuba en 1962 la menace réciproque et extrêmement tendue entre les Etats-Unis et l’URSS avait toutes les caractéristiques d’une impasse mexicaine (cubaine).
Mais l’usage dramaturgique de ce procédé, existait bien avant d’être officiellement nommé ainsi. On trouve une occurrence de cette technique en 1779 dans la pièce burlesque The critic de l’irlandais Richard Brinsley Sheridan qui met en abime, la critique d’une pièce dans la pièce. J’y reviendrais.
Parlons des caractéristiques de ce procédé, devenu un classique de certains genres (western, action, polar, thriller). La combinaison de base est on ne peut plus simple : A menace B qui menace A. Mais la version à trois protagonistes, accentuant encore davantage l’incertitude et donc la tension, constitue dorénavant la configuration classique de cette figure de style. A qui menace B et C qui menace A ou A qui menace B qui menace C qui menace A.

© Miramax
Si elle n’a pas été inventée pour ce film, la référence universelle de ce duel triangulaire, se trouve dans la cultissime scène finale du film Le bon, la brute et le truand de Sergio Léone, avec en guise de climax l’affrontement entre Blondin, Sentenza et Tuco à Sad Hill.

© Produzioni Europee Associati
La plus-value de la version en trio est que contrairement au duel classique où le premier qui tire a souvent l’avantage, et qu’il n’y a qu’une seule issue (soit l’un, soit l’autre), la stratégie consiste plutôt ici à attendre de voir qui va craquer et dégainer en premier, qui va tirer en dernier, et qui va finalement s’en sortir. Le résultat est, comme je le disais bien plus incertain et le suspens renforcé donc.
Le réalisateur hongkongais John Woo est un pratiquant fervent du procédé dans nombre de ses films (The killer, A toute épreuve, Hard Target, Volte-Face).

© Golden Princess Film Production
La force de ce procédé est que l’on peut étirer le suspens, suspendre le temps sans réduire la tension, au contraire, plus le temps s’étire, plus la tension grandit. C’est donc un procédé particulièrement impliquant.

© Cartoon Network
Il n’y a que deux conclusions possibles à cette impasse :
soit la négociation collective. Chacun finit par décider de se retirer d’un commun accord de la menace, (créant un second temps de suspens, sur le respect ou non de cet accord).
soit, plus souvent, un des protagonistes finit par décider de tirer, déclenchant un effet domino à l’issue incertaine, produisant une fulgurance de violence spectaculaire.
Les ingrédients et la recette de ce plat épicé sont simples.
Aucun des participants n’a d’avantage. Ils sont tous de forces égales.
Ils sont tous en danger (le plus souvent un danger de mort).
Et si le procédé peut commencer à deux protagonistes, et qu’il est plus intéressant à trois, il n’y a pas de nombre limité.
A partir de ces trois caractéristiques de base, on peut donc inventer des combinaisons originales, comme d’augmenter le nombre de participants (et donc l’incertitude, le spectacle et la tension).

© Sony

© Warner Bros
On peut aussi remplacer la menace traditionnelle des armes par d’autres objets de menace. Comme une information, un secret ou un téléphone. C’est ce que fait brillamment Martin Scorsese dans Les infiltrés quand Colin Sullivan (Matt Damon), un mafieux infiltré dans la police, téléphone à Billy Costigan (Léonardo Di Caprio), un flic infiltré dans la mafia. Les deux personnages restent dix bonnes secondes au téléphone sans se dire un mot, le premier qui parle pouvant révéler son identité à l’autre, dans une impasse mexicaine psychologique, tendue.

© Vertigo Entertainment
Tarantino qui est sans doute avec John Woo, le réalisateur le plus adepte de l’impasse mexicaine, a fait commenter, le procédé par des personnages d’Inglorious Basterds, l’un d’eux expliquant qu’ils ne sont pas, selon lui, stricto sensu, dans une impasse mexicaine, parce que personne ne le vise, lui.

© Universal Pictures
Ce paratexte (seuil entre le texte et le hors-texte : le commentaire sur le texte, dans le texte en quelque sorte), aussi drôle soit-il, est récurrent dans bon nombre d’œuvres usant de cette technique et semble en fait lié à la nature même de l’impasse mexicaine, qui porterait, en elle, une certaine tendance à la mise en abime du récit.
Flash-back sur la pièce de Sheridan de 1779 déjà citée, qui met donc en scène une pièce dans une pièce, dans laquelle, à un moment, un dramaturge vaniteux s’enorgueillit et se félicite à haute voix de cette ingénieuse trouvaille dramatique (l’impasse mexicaine qui n’est pas encore baptisée). Déjà donc, un personnage commentait en direct le procédé au moment même où il l’utilisait.
Il est intéressant de remarquer qu’aujourd’hui encore, très souvent, les personnages qui se retrouvent dans une impasse mexicaine, en font le constat oralement et interpellent les autres personnages (ainsi que le spectateur) sur ce point.

On ne verrait pas un personnage, (hors d’une intention foncièrement parodique) dire, « nous sommes dans un compte à rebours », au moment d’un compte à rebours. Mais depuis son origine théâtrale à la fin du 18ème siècle l’impasse mexicaine semble avoir besoin d’invoquer sa propre présence. Mais pourquoi, caramba ?! (Je n’ai pas trouvé d’autres expressions « mexicaine », et c’est sans doute un peu raciste). On pourrait penser qu’il s’agit d’une sorte d’effet de distanciation nous rappelant que nous sommes dans une fiction. Mais alors dans quel but ? En fait j’entrevois deux raisons à cette singularité du procédé : Les procédés ne fonctionnent jamais aussi bien que quand le spectateur possède les tenants et les aboutissants des risques encourus par les personnages. Préciser la situation renforce la dramaturgie. En énonçant clairement la situation d’impasse, on renforce l’enjeu et donc l’implication du spectateur.

© Warner Bros

© Rockstar
Mais plus que d’autres procédés d’intrigue, l’impasse mexicaine n’est pas qu’une simple technique au service du suspens. Elle porte, en elle-même, une réflexion philosophique. Elle délivre son propre commentaire sur le sens même du récit. Elle est un para-texte en soi. En révélant l’impasse d’une situation, elle souligne son caractère à la fois tragique et absurde.

© Sony pictures
La situation d’impasse est l’aboutissement de conflits passionnels divergents qui atteignent un point d’inhibition de l’action, qui sera soit résolue par un retour délicat à la raison soit, dans sa très grande majorité, par un ultime sursaut passionnel qui va entériner l’absurdité tragique de la vie. Chaque force en présence et aux intérêts divergents, a mené sa propre stratégie qui se présentait au départ comme rationnelle, pour aboutir à la folie irrationnelle d’une destruction sanglante collective. C’est l’entrée de la fatalité sur le modèle d’une chute de domino, dénonçant l’impasse même des passions humaines.
Les militaires ont leur propre terme pour ce genre d’impasse dans le cadre des stratégies et conflits de guerre : Mutually Assured Destruction, dont l’acronyme est M.A.D.
Ce que nous dit l’impasse mexicaine, c’est que les plans les mieux préparés que l’on pense portés par la raison finissent par aboutir à un point où il ne reste plus que la folie des passions. C’est sans doute le plus philosophique de nos procédés.

© Warner Bros
Et c’est peut-être finalement en raison de la présence de cet élément passionnel rattaché au caractère latin que la dénomination « mexicaine » s’est finalement imposée de manière inconsciente et durable.
La prochaine fois nous verrons un procédé doué pour la synthèse.