La Belle Équipe
Petit catalogue de procédés d’intrigue par Olivier Levallois (n°2)
Technique n° 2 : Les fourches caudines
Encore un procédé qui prend sa source dans une référence antique. La bataille des Fourches Caudines (Furculae Caudinae en latin) en 321 av. J.-C. opposa les Romains aux Samnites. Durant cette bataille les Samnites encerclèrent et capturèrent une armée romaine de 40 000 hommes grâce à leurs positions stratégiques au dessus d’un défilé entre deux montagnes (les fourches caudines).

En dramaturgie il s’agit de faire passer les personnages par une zone périlleuse, où le danger se prolonge à chaque instant. En résumé c’est comme de faire avancer les personnages avec prudence sur une poutre étroite au dessus d’un précipice... ou de les faire jouer au Mikado. Ce procédé de Fourches Caudines peut-être physique (comme dans ce précédent exemple) ou psychologique.
Il y a toujours au moins une situation de Fourches Caudines dans les films d’action ou d’aventure. Au début des Aventuriers de l’arche perdue de Steven Spielberg, Indiana Jones doit traverser une salle dont les dalles piégées déclenchent des fléchettes empoisonnées. L’aventurier doit alors avancer avec prudence, le moindre faux pas pouvant s’avérer mortel.

© Lucasfilm with Paramount Pictures Corporation

© Lucasfilm with Paramount Pictures Corporation
Dans Shaun of the dead d’Edgar Wright les protagonistes traversent la rue infestée de zombies pour rejoindre le pub, en se faisant passer eux-mêmes pour des zombies. A chaque instant ils risquent d’être attaqués et dévorés, si leur « interprétation » s’avère peu convaincante.

© Universal
On peut trouver des Fourches Caudines psychologiques dans des scènes dialoguée de négociation. Dans l’épisode 6 de Breaking Bad, Walter White se rend chez Tuco Salamanca, grossiste en drogues diverses (et accessoirement psychopathe cyclothymique) afin de négocier la vente de sa meth.

© Sony pictures
Le danger permanent que Tuco, dans un brusque accès de colère (dont il est coutumier), tue Walter White, fait de chaque dialogue, l’équivalent d’un pas potentiellement mortel.
Dans Collateral de Mickael Mann, Max, le chauffeur de taxi, doit se faire passer pour le tueur Vincent, afin de négocier la récupération des informations de la mission auprès de Félix, un criminel notoire.

© Paramount Pictures, DreamWorks Pictures
Là encore, chaque réplique de Max lui fait courir un risque. Doublement, puisqu’il doit non seulement réussir à convaincre le gangster de lui donner ces informations, mais en plus ne pas dévoiler son usurpation d’identité. Ce qui nous amène à l’autre situation psychologique pouvant favoriser l’usage de Fourches Caudines : le secret d’un protagoniste risquant d’être révélé lors d’une conversation.
Les Fourches Caudines de secrets utilisent une ironie dramatique (information qu’une partie des personnages ne possèdent pas) en basant le suspens sur le risque prolongé de la révélation de cette information, le tout porté par un enjeu majeur.
Dans Secrets et Mensonges de Mike Leigh, Cynthia a invitée Hortense à un repas dominical sans révéler à sa famille que cette dernière est sa fille biologique cachée, la faisant passer pour l’une de ses collègues de travail.

© Chanel 4, Ciby 2000
La conversation détendue de ce repas familial et la spontanéité irréfléchie de Cynthia ne manquent pas de produire des petites incohérences dans les réponses des deux femmes, menaçant ainsi, à chaque instant, de provoquer la révélation de leur secret, exacerbant le suspens.
Utilisée de manière optimale, l’efficacité dramatique de cette technique produit une longue et puissante tension de suspens chez le spectateur.
Mais pour que ces Fourches Caudines fonctionnent parfaitement, il est nécessaire que les enjeux soient délivrés le plus clairement possible en amont. On doit savoir précisément, juste avant, ce que le protagoniste risque, pourquoi il prend ce risque et quel est son plan d’action.
Dans Shawn of the dead, la scène précédente durant laquelle le groupe se prépare à traverser la rue nous donne toutes ces informations.

© Universal
C’est aussi le cas dans Collateral dans la conversation entre Vincent et Max dans le taxi, juste avant que ce dernier n’entre dans la boite pour rejoindre Félix.

© Paramount Pictures, DreamWorks Pictures
On trouve une version comique de ce procédé quand un personnage traverse une zone de Fourches Caudines en toute inconscience. Par exemple quand dans le chef d’œuvre d’Arthur Penn qu’est Little Big Man, Jack Crabb, (Dustin Hoffman) déambule tranquillement sur un champ de bataille sanguinaire entre cow-boys et indiens, persuadé d’être invisible. Ou bien quand Charlot, dans Le Dictateur de Chaplin avance sur une poutre au dessus du vide, aveuglé par son chapeau enfoncé sur sa tête, ignorant le précipice où il manque de tomber à chaque instant.
Tous les auteurs ont les mêmes procédés à disposition dans leurs boites à outils dramaturgiques, mais certains les utilisent avec plus d’originalité et d’ingéniosité que d’autres. Ainsi dans Inglorious Basterds de Quentin Tarantino, on trouve plusieurs exemples mémorables d’usage des « Fourches Caudines de secrets ». Comme durant la scène du bar, où les espions américains grimés en officiers Nazis croisent un véritable SS intrigué par la singularité de leur accent germanique.

© The Weinstein Company
Chaque réplique accentue le risque de voir révéler leur identité et de les mettre en danger, comme dans l’usage classique du procédé. Mais le génie de Tarantino est qu’il faut ici pour les personnages non plus seulement faire attention à ce qu’ils disent, mais aussi à comment ils le disent… pour finir par être trahi par un geste. Une technique n’est qu’une technique, ce qui fait la différence c’est l’élégance et le talent de l’artiste qui s’en sert.
La semaine prochaine nous verrons un procédé qui manque dramatiquement de temps.